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MICHEL RAGON
Les ateliers de SOULAGES

""Un artiste n'a pas à témoigner de son époque, il est fait d'elle."

"Très tôt, dit-il, j'ai pratiqué une peinture qui abandonnait l'image, et que je n'ai jamais considérée comme un langage (au sens où un langage transmet une signification). Ni image, ni langage. En 1948, j'écrivais dans un catalogue d'exposition que «la peinture est une organisation de formes et de couleurs sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu'on lui prête, le spectateur en est le libre et nécessaire interprète.
« Ni image, ni langage, c'est ainsi que très tôt j'ai pensé la peinture - mais je n'ai jamais pensé cependant que la peinture pouvait se réduire à sa matérialité.
« La peinture ne transmet pas de sens, mais elle fait sens; elle n'en communique pas - tout ce qui en elle se réduit à la communication n'est qu'un moyen remplaçable. Elle est avant tout une chose qu'on aime voir, qu'on aime fréquenter, origine et objet d'une dynamique de la sensibilité.
« Dans une peinture, et ce n'est pas l'aspect le moins important, derrière les choix esthétiques il y a des répondants éthiques desquels peuvent naître refus, dépaysement, et bien sûr aussi le plaisir d'un accord.
«Peinture, chose faite par un homme qui interroge son rapport au monde, pour un homme qui, par elle, interroge son rapport au monde.
«J'ai la conviction que la peinture est ce qu'écrire était pour Mallarmé: "Une ancienne, mais très vague et jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l'accomplit, intégralement, se retranche. " »


MICHEL RAGON
Gustave Courbet
Peintre de la liberté

..."Voilà comment de peintre on devient membre de la
Commune. Comment on glisse du vermillon dans le sang, comment un chapeau de paille se change en bonnet de prison. Simplement parce qu'on est un homme libre, honnête, et qu'on suit le chemin où sont les souffrants et les pauvres.
Qui a peint La Fileuse, Les Casseurs de pierres, L'Enterrement à Ornans doit être inévitablement - le jour où il faut choisir - du côté où il y a le travail la misère et les pavés.

Après tout, ne le plaignons pas! Il a eu la vie plus belle que ceux qui sentent, dès la jeunesse et jusqu â la mort, l'odeur des ministères, le moisi des commandes. Il a traversé les grands courants, il a plongé dans l'océan des foules, il a entendu battre comme des coups de canon le cœur d'un peuple, et il a fini en pleine nature, au milieu des arbres, en respirant les parfùms qui avaient enivré sa jeunesse, sous un ciel que n'a pas terni la vapeur des grands massacres, mais qui, ce soir peut-être, embrasé par le soleil couchant, s'étendra sur la maison des morts, comme un grand drapeau rouge. "
Eloge funèbre consacré à son camarade de la Commune
Jules Vallès

RAHARIMANANA
Za

Eskuza-moi. Za m'eskuze. À vous déranzément n'est pas mon vouloir, défouloir de zens malaizés, mélanzés dans la tête, mélanzés dans la mélasse démoniacale et folique. Eskuza-moi. Za m'eskuze. Si ma parole à vous de travers danse vertize nauzéabond, tango maloya, zouk collé serré, zetez-la s'al vous plaît, zatez-la ma pérole, évidez-la de ses tripes, cœur, bile et rancœur, zetez-la ma parole mais ne zetez pas ma personne, triste parsonne des tristes trop piqués, triste parsonne des à fric à bingo, bongo, grotesque elfade qui s'égaie dans les congolaises, longue langue foursue sur les mangues mûres de la vie.


RAHARIMANANA
Madagascar
1947


Et la honte absolue qui nous a assaillis quand nos propres dirigeants ont pris la place des colons et ont repris subtilement les mêmes mots dans la bouche de ces derniers. Nous devons, paraît-il, nous « développer », prendre la marche de la « modernité », abandonner nos pratiques archaïques - sauvages? Faire décoller notre économie, rattraper notre retard, rejoindre la civilisation, la vraie. Traverser les mêmes étapes que l'Occident afin d'arriver au paradis sur terre. Suivre à la lettre, jusqu'à l'absurde les recommandations de la Banque mondiale et du FMI - autres prédateurs qui ne veulent que notre bien! Le mythe du progrès, l'imposture bue jusqu'à la lie. Le déroulement du temps amène-t-il réellement à l'amélioration de la condition humaine? Le rabaissement de soi peut-il être un moteur de progrès? Pendant la colonisation, le discours a été tenu pour conforter l'indigène dans sa position d'inférieur et pour justifier la domination, la présence seule de l'homme blanc pouvant le sauver de cette situation. L'indépendance ne changea pas grand-chose. Unique proposition: rattraper le retard, si ce n'est de civilisation, tout au moins d'économie.

ATIQ RAHIMI
Terre et cendres

"Près de toi, ton petit-fils s'affaire autour d'une fourmi que les taches vertes du naswar ont attirée devant la boutique. A l'aide d'un noyau, il malaxe le naswar, la terre et la fourmi. Celle-ci se débat dans le mélange vert.
Le soldat prend congé de Mirza Qadir. Il passe devant toi.
Avec le noyau, Yassin remue la terre à l'endroit de l'empreinte laissée par les pas du soldat.
La fourmi a disparu. Fourmi, terre et naswar sont partis collés à la semelle du soldat qui s'éloigne."

PHILIPPE RAHMY
Mouvement par la fin

Il me reste peu d'ombre pour m'abriter de la mort. Le soleil se lève derrière les arbres.

La douleur détruit toute idée d'au-delà, l'ailleurs de la douleur est encore sa durée.

ANTONIO RAMOS ROSA
Le livre de l'ignorance

"Etre ainsi tellement heureux dans la lumière
c'est laisser la brise devenir le sens pur
de la claire harmonie qui éclaire la parole"


ANTONIO RAMOS ROSA
LE DIEU NU ( L ))

"Dans l'anonyme fracas, de silence en silence, je trouve la légère plénitude de la joie, des totalités brouillées par des ombres, des embruns d'écume, des voix et des arômes incandescents."

FRANCOIS RANNOU

FRANCOIS RANNOU
THIERRY LE SAEC
la Librairie

comment ne l'ai-je pas ramené?
oui, dans la Librairie, il s'est ouvert en glissant mais retenu tout de suite j'ai été saisi par l'espace aveuglant d'une respiration autre portes et fenêtres s'ouvrent comme jamais et tout se resserre avec une précision qui fait que la langue semble revêtue des lignes seules nues de son corps frais. Rapides, d'André du Bouchet, tient l'équilibre quand je le parcours à la volée avec ses grands rabats larges pour arrêter la page comme le ferait la paume à plat de ma main. quelque chose s'est passé. ce lieu les gens autour de moi deviennent des formes floues et fades dont je ne perçois l'existence qu' atténuée en même temps que les moindres gestes, c'est avec la plus grande netteté que je les distingue - le soulèvement involontaire de la peau parce qu'une position trop longtemps tenue, le furtif déplacement latéral d'une chaussure à semelle lisse, le frôlement à peine perceptible d'un livre qui tangue un peu derrière moi car
je suis happé par le tournant des phrases leur cadence qui se rompt s'allonge étire mon corps et l'entraîne au-devant de lui-même dans un état d'hyperconscience qu'on ressent sans doute quand dans le coma on entend les voix réelles si réelles là
-"de la vague revenue à moi"
le lendemain matin, c'est trop tard. dès l'ouverture le livre est parti.


FRANCOIS RANNOU
Les éléments
Chant populaire breton traduit par F.Rannou

. Le résultat est là, un livre qui n'a pas vieilli, superbe, et c'est la force de François Rannou de s'être emparé du texte de La Villemarqué, de lui avoir subtilement imprimé un autre rythme pour nous obliger à en réentendre la beauté, pour le faire sien dans une succession heurtée d'images violentes. Dans son dernier livre, le monde tandis que (La lettre volée, Bruxelles, 2004), il avait déjà introduit en voix basse des éléments de ses Eléments. Actualisation du vieux chant, pollinisation d'une poésie par l'autre, translation, Rannou nous fait pénétrer dans de nouveaux territoires.
Paol Keineg


FRANCOIS RANNOU
Le monde tandis que

de tous les mots l'arbre lent porte le corps gourd les déflagrations

 

 

percutent l'herbe chasseuse d'ombre homme aux abois

 

tandis que les

renards si près de la ville traversent "leurs yeux luminescents...." (1/3/99)


FRANCOIS RANNOU
L'intervalle

 

se défait le rivage

en dehors

de soi

en soi

rameur

ancré

qui racle les mots


François Ranou

l'inadvertance

FRANçOIS RANOU
l'inadvertance

la preuve est l'acte fait passé là-contre

 

infesté de cellules

de micro-organismes ––

 

je suis avec vous dans le troué vif

 

qui sur soi s'élève

nous fait tenir là-contre

LOU RAOUL
Else avec else

un jour tu es
et tu me dis que c'est ton nom
alors comme j'ouvre toutes les fenêtres à l'air nouveau
et au bel air
je touche tes yeux qui ne s'émiettent et je te donne, Else, ma vie

voici ma vie pour que t'y crois

vers les braises du village, Else, tu vas
où je connais tous les noms des vieux et jeunes suicidés
vers le village qui est en cendres, Else, tu vas
je ne sais pas ne me parle pas des décombres pourquoi...

FABIENNE RAPHOZ
Blanche baleine

"le migrateur lisse l'air
aux cols
pas la roche
ni l'hiver"

 

"je suis faite de la
pierre de mon pays

la rousseur du
gypaète aussi"

ROBERT RAPILLY
El Ferrocarril de Santa Fives

"Fermer le livre en se promettant d'en acheter des exemplaires pour offrir" (Préface: Jacques Jouet)

"L'environnement des gares cristallise par fragments le monde entier. L'atmosphère s'y incurve comme au foyer d'une lunette, déformante mais exhaustive. La rumeur planétaire s'insinue parmi la vapeur et l'acier furieux. Chaque gare est unique, et Santa Fe ne fait exception. Son périmètre enveloppe, un salon de thé, le local des manœuvres, des hangars et bureaux, un commissariat de police, les logements de toutes sortes de gens, des comptoirs, une école, une poste, une ferme consacrée à l'élevage extensif, une tannerie, un verger. Manuel a toujours goûté aux transitions sensibles."

"Avec le deuil et l'effroi et la bise sournoise et le gel volontaire et, plein milieu du morne cœur, la vie qui cesse de bondir au-delà de la vie ; avec ses lèvres frôlant terre puis sable puis onde puis souvenirs d'une main abandonnée qui s'adosse et s'abandonne sur la paume d'une autre main : tout invite à mémorisation grise."

LIONEL RAY
Matière de nuit
suivi de Eloge de l'éphémère

La poésie, c'est une huitième couleur, la couleur des nuits et celle du temps, un peu de poussière mélangée à du bleu, les miettes de l'origine, l'or et la boue. C'est fait quelquefois avec des débris (de phrases), des rognures, des bouts d'écorce, du charbon, de la pâte. Aussi avec de la joie, de l'insulte et de la suavité.

S'il fallait donner une expression à ce qui monte d'un poème, je sens que cela ne se pourrait dire autrement que par la peinture, si la peinture pouvait donner à voir le souffle et la voix, et tout ce qui se tait dans ce lieu de transparence et d'ombre du poème quand il nous permet d'habiter le monde. Et parce que le poème se fait dans la voix, c'est un frémissement, ce vibrato intime qui signe une présence irréductible à aucune autre, et toujours reconnaissable, qui en est la marque singulière. La voix qui prend corps dans les mots, lorsqu'elle laisse entendre un alphabet intérieur et qu'elle donne à parcourir d'incroyables domaines, un langage qu'on avait cru oublié, tout se passe comme si une grâce particulière l'animait, révélatrice de l'être que l'apparence et l'existence sociales n'exposaient à aucun regard, pas même au plus perspicace. Verlaine, ivre de colères et d'absinthe, ce «porc» incontrôlable que Rimbaud aima, mais Verlaine et ses « mélodies impossibles», la voix toute musique de l'âme blessée.
Ce que nous écrivons est plus grand que nous.

JACQUES REDA
L'herbe des talus

En société, je sais bien ce qui me condamne à être de plus en plus muet. Sans doute ai-je plus que certains conscience de n'avoir pas grand-chose à dire! mais même lorsque j'énonce une chose intéressante (qui me semble intéressante, à moi), on dirait que personne ne m'écoute. Par conséquent je me tais. C'est une situation encore plus pénible et légèrement avilissante dans le tête-à-tête. J'ai souvent l'impression de m'exprimer dans une langue que l'autre ne comprend pas. Alors je m'efforce de parler la sienne aussi exactement que possible, et j'ai de bonnes raisons de croire que j'y parviens. En effet quand j'imite quelqu'un tout le monde dresse l'oreille, comme si tout à coup j'existais, comme si l'on m'acceptait à condition que je disparaisse.

MARCUS REDIKER
A bord du négrier

Une histoire atlantique de la traite

(12,4 millions d'Africains "chargés" , déportés. Mais en amont 5 millions meurent avant l'embarquement. 1,8 millions mourront la première année d'esclavage.)(40% des esclaves furent transportés par des navires britanniques ,rigoureusement construits à Liverpool, pour la traite atlantique, et américains.)

"Il me semblait de plus logique que ce livre se termine de la même manière qu'il avait commencé, à savoir par le calvaire d'une Africaine dont le nom a été perdu. Ensuite, non seulement ce récit résume parfaitement la réalité de la terreur à bord des navires négriers mais, en même temps, il donne à voir le rassemblement des forces qui par la suite en viendraient à bout. Enfin, il attire l'attention sur un fait qu'il convient de rappeler avec force : les drames qui se jouaient sur les ponts des navires négriers n'étaient rendus possibles - et, à la limite, n'étaient structurés - que par la puissance et les capitaux d'individus qui vivaient très loin du navire. Ces drames qui impliquaient des capitaines, des marins et des captifs africains à bord des navires négriers faisaient en réalité partie d'un drame beaucoup plus vaste, celui de l'essor et de l'expansion du capitalisme sur toute la planète."


"La violence et la terreur furent au cœur même de la formation de l'économie atlantique ainsi que de ses multiples systèmes de travail aux xvne et xvme siècles. Même les meilleures histoires du commerce des esclaves et de l'esclavage ont eu tendance à minimiser - on pourrait presque dire à édulcorer - cette violence et cette terreur pourtant constitutives de leurs objets d'étude."

"La question du nombre de morts peut être résolue grâce à des statistiques abstraites, immaculées ; celles-ci, en revanche, ne peuvent pas nous aider à comprendre comment quelques-uns terrorisèrent une multitude d'autres, comment ces derniers vécurent cette terreur - et comment ils apprirent à lui résister."

"L'accent mis sur la terreur ne contribue absolument pas à rendre plus facile la question de la réparation. Pas plus d'ailleurs que l'historien n'a pour rôle de répondre lui-même à cette question. Le prix de l'exploitation et du travail non payé peut et doit être calculé, car tous les individus, qu'ils appartiennent au passé ou au présent, ont droit à une rétribution juste et totale pour leur travail. Des réparations sont selon moi à l'ordre du jour, bien que la justice ne puisse pas être réduite à un simple calcul financier, de peur que les solutions proposées suivent les mêmes règles du jeu que celles qui donnèrent en premier lieu naissance à la traite, Mais alors, dans ce cas, quel est donc le prix de la terreur ? Quel est le prix de millions de morts prématurées ? Le refus de répondre à ces questions fait partie des éléments constitutifs du racisme, et plus particulièrement du racisme marié à l'oppression de classe. Ils continuent, jusqu'ici, à fidèlement nous accompagner.
J'ai fini par conclure que la réponse à ces questions ne pouvait qu'être le fait d'un mouvement social pour la justice, d'un mouvement mené par les descendants de ceux qui ont le plus souffert du legs de l'esclavage, du commerce des esclaves et du racisme qu'ils engendrèrent, et qui seraient rejoints par des alliés au sein d'une lutte plus large pour mettre un terme définitif à la violence et à la terreur qui ont toujours été essentielles au développement et au maintien du capitalisme."



 

BERTRAND REDONNET
Chez Bonclou et autres toponymes

" ...Nous sommes dans un présent quantique et, en même temps ici et là-bas, marchant sur les mots sans les écraser, nous inversons la courbe du temps. Un homme s’appelle Jules par le hasard d’un caprice de ses parents, mais un village s’appelle Chez Bonclou parce que l’ensemble des hommes voulait ainsi être transmis à la mémoire des autres hommes. Pour parler d’eux en même temps et ne point mourir tout à fait. Comme le titre d’un livre réussi ouvrirait à son auteur les portes de la postérité, le nom d’un lieu, d’un pont, d’une ville, d’un hameau, d’un champ, donnerait aux lointains bâtisseurs comme une prétention à l’éternité."

BENOÎT REISS
le petit veilleur

"On peut le mettre dans une pension à des kilomètres de la ville, on peut le tenir loin d’elle un automne, un hiver et un printemps, il s’en fiche ; il sait que cette minute revient toujours, cette minute où il pousse la porte de sa chambre, où il monte quatre à quatre les marches de l’escalier de la plage et la retrouve. Les distances et les jours ont tous la même pente, ils basculent lentement mais sûrement et aboutissent à cet instant où elle réapparaît, où de nouveau elle est près de lui."

ERICH MARIA REMARQUE
Un temps pour vivre,
un temps pour mourir

"Il pleuvait depuis plusieurs jours. La neige fondait en boue. Un mois auparavant, il y en avait eu un mètre d'épaisseur. Le village en ruine qui se réduisait au début à quelques toits calcinés émergeait un peu plus chaque nuit de la neige qui fondait. Les hauts des fenêtres étaient apparus les premiers ; quelques nuits plus tard on avait vu surgir l'arc des portes ; puis les marches étaient sorties une à une de la blancheur pourrie. La neige fondant toujours, les morts avaient surgi à leur tour."

ALAIN REMOND
Un jeune homme est passé

"Il va bientôt faire nuit. Les promeneurs sont des ombres. De violentes odeurs montent de l'herbe. Je rentre au Collegio tel un fantôme, glissant dans l'air comme à travers l'absence."

 

CHRISTIANE RENAULD
Les camarades imaginaires

"Cette heure est à elle.

Par la baie grande ouverte le soleil inonde la pièce. Les ombres courent au plafond, comme autrefois, dans l'appartement du premier, quand la lumière jouait entre les feuilles des platanes, dessinant une forêt où Jeanne entrait à petits pas. C'était là que vivaient les camarades imaginaires et leurs voix emplissaient la maison silencieuse. La voix de Jeanne qui grondait, suppliait, faisait tous les rôles."

LAURA RESTREPO
La multitude errante

Traduit de l'espagnol (Colombie) par F.Prébois

"Au milieu de cette cohue, Sept fois Trois voyait défiler toutes sortes d'oiseaux, désordonnés, fébriles et sur le qui-vive : soudeurs qui suivaient la voix du pipe-line depuis Tauramena, Cusiana ou l'Arabie Saoudite ; polisseurs qui avaient déjà tenté leur chance à Saldana, Paratebueno ou en Irak; frais émoulus du Sena, bacheliers techniques, aventuriers, ingénieurs en herbe, le plus bizarre de tous étant Sept fois Trois lui-même, qui ne déambulait que pour demander si quelqu'un, par hasard, avait eu connaissance, de visu ou par ouï-dire, d'une femme de Sasaima au regard vague et à la parole rare, du nom de Matilde Lina et lavandière de son état. Si on lui demandait des précisions, il reconnaissait dans un murmure qu'elle était semblable à toutes, ni blanche ni noire, ni jolie ni laide, ni boiteuse ni pourvue d'un bec de lièvre ou d'un grain de beauté, rien, rien au monde qui la distingue des autres, à part toutes les années qu'il avait vouées à sa recherche."

RODRIGO REY ROSA
Manège
Traduction de l'espagnol (Guatemala) de Claude Nathalie Thomas

"Dans les années soixante, mon père qui approche aujourd’hui de ses quatre-vingts ans avait fait venir au Guatemala un étalon andalou, issu de l’écurie d’Alvaro Domecq, le Pregonero, encore inscrit dans le registre équestre comme le premier des pur-sang importés d’Espagne vers notre petite république. Ainsi, dans le milieu équestre très répandu au Guatemala, mon père avait la réputation d’être un précurseur en matière de chevaux espagnols et on lui rend encore aujourd’hui un certain hommage. "


RODRIGO REY ROSA
Pierres enchantées
Traduction de l'espagnol (Guatemala) de André Gabastou

 "Guatemala, Amérique centrale.
Le pays le plus beau, les gens les plus laids.
Guatemala. La petite république où la peine de mort n’a jamais été abolie, où le lynchage a été la seule manifestation d’organisation sociale qui ait perduré. Ciudad de Guatemala. Deux cents kilomètres carrés d’asphalte et de béton (produit par une seule famille jouissant d’un monopole tout au long du siècle dernier). Prototype de la ville dure, où les gens riches circulent dans des véhicules blindés et où les hommes d’affaires les plus en vue portent des gilets pare-balles. La métropole précolombienne qui finança la construction de grandes cités comme Tikal et Uaxactún — sur laquelle fut construite la ville actuelle — avait connu son expansion économique grâce au monopole de l’obsidienne, symbole de la dureté dans un monde qui ignorait l’usage du métal.
Ville plate, qui se dresse sur un plateau entouré de montagnes et creusé de ravins ou de gorges. Au sud-est, sur les flancs des montagnes bleues, il y a les forteresses des riches. Au nord et à l’ouest, les ravins ; et sur leurs pentes sombres, les faubourgs appelés limonadas, les décharges et les dépôts d’ordures, que des urubus pestilentiels survolent en bandes, « telles d’énormes cendres soulevées par le vent », comme l’a écrit un voyageur anglais, tandis que le sang qui s’écoule des abattoirs se mêle à l’eau des ruisseaux ou des égouts qui courent vers le fond des gorges, et tandis que les huttes de milliers de pauvres (cinq mille au kilomètre carré) glissent bon an mal an vers le fond à la suite des pluies torrentielles ou des tremblements de terre. "

THOMAS B. REVERDY
L'hiver du mécontentement

"D'où je suis assis, en ce 1er août 1979, je colle mon oreille au passé comme si c'était le mur d'une maison qui n'est plus. " RICHARD BRAUTIGAN, Mémoires sauvés du vent


THOMAS B. REVERDY
Les évaporés

Il est assis à son bureau, face au mur, la tête dans les mains, penché sur les feuilles de papier à lettres couvertes de son écriture fine, au feutre noir. Il ne les voit plus cependant. Il a fermé les yeux qu'il avait flous, sans savoir si c'étaient des larmes ou la fatigue.
On n'a jamais vu un samouraï écrire une lettre d'adieu à sa femme avant de se suicider.

 

 


Thomas B.Reverdy
La Montée des eaux

"Je suis assis. Il pleut. Je peux sentir que la lumière baisse, parce que c'est l'hiver. Je voudrais raconter comment c'est arrivé. Je voudrais me souvenir de l'été.
À la fin il semble pourtant que c'était, déjà, une période troublée. Un peu partout des guerres éclataient sans qu'on le sache ou sans qu'on s'en soucie."

 

MATHIEU RIBOULET

 

Compagnies de Mathieu Riboulet
Gwenaelle Aubry, Paul Audi, Patrick Boucheron, Jean-Louis Comolli, Maylis de Kerangal, Martin Hervé, Michel Jullien, Marie-Hélène Lafon, Marielle Macé, Jean-Claude Milner, Simone Perez, Christophe Pradeau, Olivier Séguret.

Patrick Boucheron: "Car la langue frappe juste quand elle dit porter le regard. Elle dit la peine qu’il faut pour se porter à regarder, elle dit ce qu’il faut de travail honnête et probe pour donner à voir, par l’écriture, la part du monde qu’on a su hisser à la force de ses yeux – et que ça pèse, et que ça craque, et que tout cela trame la prose noueuse et douce de Mathieu Riboulet, ce grand calme de l’exactitude souveraine où s’entend pourtant si bien le bruit du temps, quand il pèse et qu’il craque comme du bois mort. "


MATHIEU RIBOULET
Les Portes de Thèbes
Eclats de l'année deux mille quinze


"À l’heure du décompte, penser non plus aux comptes non réglés avec les ancêtres mais à tâcher de reprendre contact avec eux, ne serait-ce que pour leur dire qu’on vient de pénétrer dans la zone incertaine, chaotique, fragmentée, mais au fond presque familière, comme si on l’avait arpentée dans une vie antérieure, qui forme une sorte de sas entre la vie que l’on a eue et celle qu’on n’aura plus."


MATHIEU RIBOULET
Nous campons sur les rives
7-11 août 2017

"Nous sommes là où notre présence fait advenir le monde. Nous sommes pleins d’allant et de simples projets, nous sommes vivants, nous campons sur les rives et parlons aux fantômes, et quelque chose dans l’air, les histoires qu’on raconte, nous rend tout à la fois modestes et invincibles. Car notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin. Il y a là des bravoures, des bravades, une joie à s’emparer du présent. Mais c’est une joie grave, celle de gestes assemblés au-dessus de destructions et de ruines. « Ruines », c’est le mot d’Anna Tsing, dans Le Champignon de la fin du monde, sous-titré : Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. L’anthropologue y raconte des histoires de sols contaminés, de forêts détruites, d’eaux polluées, d’exploitation et de saccage social ; mais elle ne rapporte pas seulement ces saccages, elle prend aussi acte de ce qui s’y tente et des nouages ."


MATHIEU RIBOULET
Deux larmes dans un peu d'eau

"Par ailleurs, je sais de très longue date, depuis le temps où, debout devant le velours moiré des secrets, elle m'aidait à m'affranchir de leur poids en exerçant sur le temps une pression qu'aucune autre instance, ni supérieure ni occulte, n'a la capacité d'exercer, que seule la littérature (et sans doute la musique, mais mon ignorance en est trop entière) est en mesure de créer les conditions de calme indispensables au surgissement du sens. Je recours donc au livre sous toutes ses formes avec acharnement pour éprouver le bonheur, rare mais récurrent, de voir sortir des rayons des bibliothèques ceux que Stevenson a si bien nommés les « porteurs de lanterne »."

"La Terre est un corps céleste, sans doute, lancé dans le vertigineux mouvement centrifuge qui nous devancera toujours en nous échappant sans cesse davantage, mais, jeté dessus comme une fine maille paralysante, le monde grimace. Entre lui et nous, nous et lui, s'accumulent failles, dérobades, mirages, malentendus, vains espoirs, et invariablement nous rentrons à la maison le cœur serré par le poids de notre naïveté, celle-là même qui nous avait poussés à en sortir, pleins d'allant et de joie, comme s'il n'était pas déjà trop tard. Une planète, le monde autour, dessus les hommes, et quelques mots, une longue douleur, l'étroitesse du rien : le lieu et le temps sont minces, et notre pouvoir nul."


MATHIEU RIBOULET
Avec Bastien

Il parvient au sommet juste au lever du jour, pour voir le disque d'or émerger des splendeurs orientales. Dans un instant les pentes enneigées des montagnes étincelleront de pourpre. Il pensera à son père, à ses frères, à sa place sur la terre, à sa mère endormie, aux bras des hommes où se dissoudre, avant de regagner le monde, où l'on meurt pour de vrai. Un jour j'irai à Bongue. C'est le point de la terre où l'on est près du ciel. Avec Bastien, dans le grand ciel de Bongue où dorment les Indiens.


MATHIEU RIBOULET
Les Oeuvres de miséricorde

Les os, c'est ce qui restera le plus longtemps de nous pour peu que nous n'ayons pas décidé de brûler. Je vois la terre comme une immense stratification d'os couronnée d'une mince couche d'humus, je repense aux charrues des côtes de Meuse, d'Argonne, dont le soc a longtemps exhumé quelques restes sonnant sur le métal, ces fragments durs blanchis à jamais muets sur la chair qu'ils portèrent et qui eut, un temps, nom d'homme, de l'engrais à chiendent que la mitraille cueille. Et aux fosses communes des forêts polonaises, biélorusses, lithuaniennes, comme autant de creusets pour des âmes dépecées, des sacs de chair violée consumés par la chaux dont subsistent les os qui tinteront encore longtemps dans le froissement des bouleaux et la torpeur idiote où nous plonge l'été.


MATHIEU RIBOULET
L'Amant des morts

Le père, de temps à autre, couchait avec le fils. La mère ne voyait pas. Il fallait en finir avec les lois de la besogne, mais ça recommençait toujours. Chaque fois, pourtant, s'annonçait comme la dernière, mais invariablement le petit jour le cueillait, aveuglé, avec au creux du ventre la chaleur qui contracte les muscles, le déposait dans les bois plein d'une rage informe à son endroit qu'il s'entendait à dissiper dans la plainte continue des tronçonneuses et le fracas des arbres entaillés. Il allait donc falloir recommencer.
Le fils, de temps à autre, couchait avec le père. La mère ne voyait rien. Il fallait bien répondre, et ça ne cessait pas. Les élans adultes, brusques du père avaient éveillé au creux du fils un écho aussi obscur qu'ancien d'animalité, un besoin de sueur séchée, de salive et de sperme venu du fond des temps. C'était effrayant, mais souverain. Ils étaient au désert, cernés par la nuit, le vent des solitudes. On s'occupait de pulsions ataviques, on sculptait le revers invisible des jours industrieux et mornes.

JEAN RICARDOU
Les lieux-dits

"Et son regard, en l'extrême profondeur fictive, contemple les massives sédimentations de blancheurs."

LUC RICHER
Malpaso

Pluie sur le square
la pluie qui meurt
reflets d’aloses sur les flaques
et plus loin dans la boue
ces chevaux jaunes
l’homme sans visage les regarde

Son col est relevé
col pointe d’un cargo
stoppé noir dans la toile
ou peut-être devant
(nous nous sentons ainsi de part et d’autre
de nos lignes de vie
quand les mots la peinture
sont nos mélancolies)

Franchir la ligne
la pluie cesse
et nous entrons sous l’éclaircie
nous avançons noirs personnages
sur les chevaux s’effondrent
des châteaux de soleil

 

JORN RIEL

JORN RIEL
Le Chant pour celui qui désire vivre
t 1et 2

Cette nuit-là, la fille se transformerait en ours et le tuerait de sa patte droite, preuve que ce n'était pas un ours ordinaire, puisqu'on savait que les ours étaient gauchers.

 


JORN RIEL
Les ballades de Haldur

Mai est en Arctique un mois merveilleux, regorgeant de vitalité. Les femelles de bruants des neiges arrivent par myriades et sont accueillies avec enthousiasme par les mâles qui promènent leur sang chaud sur leurs pattes froides depuis le mois d'avril.



JORN RIEL

Le jour avant le lendemain
Un safari arctique
La passion secrète de Fjordur

La passion secrète de Fjordur Il est complètement impossible pour un être humain de garder une haine ardente quand il traverse une mer gelée à vélo. Doc ralentit, se mit à contempler la nature, qui baignait dans la lueur presque phosphorescente de la lune, et il retrouva une meilleure humeur.

DENIS RIGAL
Estran

Certains soirs de morte-eau
des cris viennent, des voix, exténués;

l'univers papote, un peu d'écume
jaunâtre aux commissures,
que le vent n'essuie plus.

Soudain, la mer est vieille.

Un jour ou l'autre,
la lune tombera dedans
et tout sera fini.

 

 

SARAH RIGGS
28 télégrammes

Je lis la presse aujourd'hui encore
et les nouvelles sont pires comme
avant. Ou bien est-ce seulement la façon
dont les nouvelles se recourbent contre nous,
refluent sur elles-mêmes comme
les courants de l'Atlantique


MARIO RIGONI STERN

MARIO RIGONI STERN
Le courage de dire non


"Je répète souvent aux jeunes gens que je rencontre : apprenez à dire non aux mirages qui vous entourent. Apprenez à dire non à ceux qui veulent vous faire croire que la vie est facile. Apprenez à dire non à tous ceux qui veulent vous proposer des choses qui sont contre votre conscience. N’écoutez que votre propre voix. Il est bien plus difficile de dire non que de dire oui."


MARIO RIGONI STERN
Arbres en liberté

"En 1888, Tchékhov écrivait: « Tous ceux qui ont des connaissances scientifiques comprennent qu'un morceau de musique et un arbre ont quelque chose en commun, que l'un et l'autre sont créés par des lois également logiques et simples. » Dix ans plus tard, à un ami qui vient lui rendre visite en Crimée, il dit : « Ici, c'est moi qui ai planté tous ces arbres et tous me sont chers. Mais ce n'est pas cela qui est important, c'est le fait qu'avant mon arrivée il n'y avait ici qu'un terrain inculte et des fossés pleins de pierres et de chardons sauvages. Ce coin perdu, j'en ai fait un endroit riant et civilisé. Le sais-tu ? Dans trois ou quatre cents ans, toute la terre se transformera en bois fleuri et la vie sera merveilleusement légère et facile... »


MARIO RIGONI STERN
Hommes, abeilles, bois

"La couverture sur la tête, on marchait en silence ; en sortant de la bouche le souffle gelait sur la barbe et sur les moustaches. Mais l'air, la neige et les étoiles aussi semblaient soudés ensemble par le froid. La couverture tirée sur la tête, on continuait à marcher en silence. On s'arrêta, peut-être parce qu'on ne savait pas où aller. Le temps et les étoiles passaient au-dessus de nous, étendus sur la neige."


MARIO RIGONI STERN
Histoire de Tönle

"De lorée du bois, circonspect comme un animal sauvage qui attend la tombée de la nuit pour sortir à découvert, il regardait un hameau, le sien, et là-bas le village dans la trouée des prés. La fumée se répandait odorante dans le ciel rose et violet où les corneilles volaient par groupes, en s'appelant.
Sa maison avait un arbre sur le toit: un cerisier sauvage. Le noyau d'où il était né, un mauvis l'avait expulsé en vol et déposé là-haut il y avait bien longtemps, et les caprices d'un printemps l'avaient fait germer. Un aïeul, en effet, pour protéger la maison de la pluie et de la neige, avait mis une autre couche de chaume sur la couverture, si bien que celle du dessous s'était changée en humus, en vraie terre presque. Ainsi avait grandi le cerisier."


MARIO RIGONI STERN
les saisons de Giacomo

"J'y ai fait un saut, et il n'y avait personne. Silence alentour comme dans les maisons. Au loin on entendait aboyer un chien et dans le ciel croasser deux corbeaux. La neige était descendue assez bas, jusque sur le Moor. Il faisait froid, mais les cheminées ne fumaient pas. Les portes étaient toutes bien closes et les volets fermés.
Je me rappelais les gens qui habitaient ici, une porte après l'autre, car quand j'étais enfant je montais du village jouer avec mon copain d'école. Je me rappelais où étaient les vaches, où étaient les chevaux, et l'âne. Les potagers bien cultivés aussi, et la fontaine d'où jaillissait une eau très fraîche : d'abord blanche, puis limpide après que l'air qu'elle contenait s'était échappé à la surface du verre."


MARIO RIGONI STERN
L'année de la victoire

La canonnade avait commencé la nuit du 24 octobre à trois heures. Les canons de l'autre côté avaient tout de suite répondu, bref, il semblait que tous, Italiens et Autrichiens, voulaient vider leurs réserves de munitions. Les jours suivants, comme le temps passait et que les Autrichiens s'éloignaient, les petits calibres s'arrêtèrent de tirer, les moyens s'arrêtèrent eux aussi, seuls les gros canons à long tube accompagnaient la retraite avec une impitoyable férocité. Après ce continuel grondement qui semblait devoir ne jamais finir, survint finalement un silence profond et impressionnant que depuis quatre ans plus personne, dans le coin, n'avait pu écouter. Un soir arriva aussi la nouvelle que la guerre était finie, que l'armistice avait été signé, les quelques cloches survivantes en envoyèrent l'annonce à travers les petits villages épars sur les collines.

NATHALIE RIOU
Brisée

Oiseaux si oiseaux que nos yeux s'y blessent, que nos mots flèchent : il y faudrait le filet
lacunaire du coeur.

HERMAN RIVERA LETELIER
La raconteuse de films
Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg

 " À la maison, comme l’argent courait toujours plus vite que nous, quand un film arrivait à la Compagnie et que mon père le trouvait à son goût – juste d’après le nom de l’actrice ou de l’acteur principal –, on réunissait une à une les pièces de monnaie pour atteindre le prix d’un billet et on m’envoyait le voir. Ensuite, en revenant du cinéma, je devais le raconter à la famille, réunie au grand complet au milieu de la salle à manger. "

 

GWENAËLE ROBERT
Le Dernier Bain


Jeudi 11 juillet 1793 Midi

"« Paris ! » Les passagers de la diligence en provenance d’Évreux ne sont pas fâchés d’être enfin arrivés. Le trajet a été long et la chaleur est écrasante sous le toit de cuir bouilli. Tirés de leur somnolence par le cri du cocher, ils s’extirpent de la voiture en bâillant, récupèrent leurs malles et entrent, un à un, dans la fournaise des rues parisiennes. Seule une jeune fille demeure sur la chaussée, visiblement déconcertée par le tumulte de la ville. Le postillon lui demande où déposer sa malle. Elle secoue la tête : elle n’a pas d’adresse. Le porteur hésite. Chez toute autre qu’elle, il croirait à la farce d’une gueuse qu’on a flanquée dehors et qui cherche un homme. Mais la voyageuse ne semble pas de cette espèce. Elle a un air franc et le regard clair. On voit bien qu’elle n’est pas de Paris. Le postillon lui demande son nom : elle s’appelle Marie Charlotte Corday, elle vient de Caen. Il lui indique l’hôtel que tient sa tante Grolier, non loin d’ici, au 19 de la rue des Vieux-Augustins. La Providence, c’est son nom. On y trouve des meublés à tous les prix. Ce n’est pas le grand luxe mais c’est propre. À moins que la citoyenne ne recherche quelque chose de moins populaire… Elle remercie, secoue la tête. Non, c’est bien. La Providence, c’est un nom qui lui convient."



Jean-Louis David, La mort de Marat, 1793

 

ROBIN ROBERTSON
Walker

"Il regardait le fleuve tout le jour guettant l’instant

Où l’eau est étale

Et les bouteilles à la surface tout à fait immobiles.

La gifle des vagues sur les vagues

Comme au loin crépiteraient

Des petits calibres ou des mortiers, comme claquerait une bâche mouillée.

A un bloc de là, au crépuscule de perle, on ne sait quelle pute

Massacrée pour un dollar ; elle danse à présent

Dans l’Hudson, à plat ventre."


"Ils reparlent de la guerre, ça les met de bonne humeur

Les cibles atteintes de justesse, les virées de permission, 

les endroits qu’ils ont vus, les choses qu’ils ont vues – si jeunes 

« Je n’ai eu peur que beaucoup plus tard » dit Walker,

et les deux autres confirment avec force – heureusement 

parce qu’il a été choqué de se l’entendre avouer tout à trac.

« Je vais vous dire ce qui me manque, encore maintenant. »

Al regardait ses mains.

« Cette proximité, cette entraide, voyez ?

Tous dans le même bateau, à veiller les uns sur les autres –

Ils appelaient ça comment les Français ? – la camaraderie.

– Ouais j’ai pas pu dormir pendant des années.

Y avait pas de gars à côté avec leurs fusils dans les lits d’à côté. "

CELINE ROCHETTE-CASTEL
Poèmes à la gomme

J'ai longtemps dormi dans une rizière les jambes pendantes en compagnie des promesses l'océan porterait un peu de ma peine et me ferait flotter les paons blancs salissent leurs plumes aux barreaux du chenil avant ma naissance j'étais un vieux clabaud stérile.

Jacques Josse sur Remue.net

FATIMA RODRIGUEZ
Oblivionalia

... maintenant vacuité
fosse marge éclaircie ronde marge éclaircie
si seulement tu m'étais
creux géant écho de coquille
concavité de dune blanche littorale
et tiède au contact de la main sur la peau du sable
presque vivant avec sa brillante palpitation minérale
épiderme sablonneux du désert asile des nomades
que nous sommes sans le vouloir — pauvres
oiseaux infirmes... S'ils apprenaient un jour
la mémoire rebelle de la migration ;
ils sont maintenant tout déplumés
se gavant de maïs, de torpeur
en maudissant les prix, et la cinquième république
en regardant profondément, intensément vers le Sud
avec un regard de lambourdeau
et de feuille de verre
qui déchire l'air
avec un regard
ombre
d'aiguille bleue
et d'un bleu sylvestre
et rustique.

CHRISTOPHE ROHU
Les fourmis dans la cuisine

La voix de l'eau
si faible
Un filet

OLIVIER ROLIN
Bakou, derniers jours

Harmonie du soir

Chaque soir, à l'heure où les hirondelles tourbillonnent dans le ciel mauve, un homme aux cheveux gris franchit la porte d'un petit hôtel de la rue Mirza Mansûr, tourne à droite dans Harb, puis à gauche dans Sabir, que surplombent de beaux balcons de bois parfois entortillés d'une vigne, pavoisés de linge.

 


OLIVIER ROLIN
Tigre en papier

"Une des choses dégradantes, une des choses désespérantes de ce temps, c'est son rejet de l'héroïsme. Ca veut dire qu'on ne croit plus dans l'humanité, ça. Un héros, ce n'est pas autre chose qu'un homme pleinement humain, le contraire de l'homme-marchandise. Et le contraire aussi de la créature humiliée devant Dieu."

 

JACQUES ROMAN

JACQUES ROMAN
le dit du raturé /// le dit du lézardé

"Il m'arrive souvent, ouvrant l'un de mes livres, lisant une phrase au milieu d'une page, de me souvenir des ratures, me souvenir de ce qu'elles recouvraient, et c'est un peu alors comme si lire était revivre."

"Rien parfois de plus brouillé que la dite clarté de l'imprimé alors que le brouillon, vivant de ses cicatrices, de ses ratures, nous livre une existence en prise avec elle-même."

"La lézarde a le jaillissement mystérieux du regard entre les paupières et, comme la joie, du temps elle rehausse les couleurs, semblables à nos yeux, bleus, gris, bruns, verts. Elle nous fait peintre et graveur. Sa vue sollicite en nous un désir de tracer."


JACQUES ROMAN
Traversée

Il a pris son tour de veille
et va traducteur
des tables de la paix
écrites en langue des morts
dont garde trace la poussière
mille pas dans l'entrave
pour un mot incertain



JACQUES ROMAN
L'ouvrage de l'insomnie

"Le style qui se contemple dans le style, m'écoeure."

"Je trouve chez Nicolas de Staël des mots qu'il me plaît ici de réécrire remplaçant mes tableaux par mon écriture:
Pour moi, l'instinct est de perfection inconsciente et mon écriture vit d'imperfection consciente. J'ai confiance en moi parce que je n'ai confiance en personne d'autre... "

"Ce que la vie m'aura rendu, c'est l'extraordinaire de ce que l'on m'avait appris comme étant son ordinaire..."

Bernard Noël: "Imaginez un corps si aérien que la respiration seule pourrait l'aimer..."

Pierre Tal Coat: "La simplicité, la rigueur, n'est pas cette projection raide de contenance mais parcours fluctuant, abrupt à franchir dans l'instant, le mur dressé de l'inconnu abordé dans le démuni; le choisi dans la fulgurance afin de persévérer et pouvoir."


JACQUES ROMAN
Marie pleine de larmes

"L'écriture s'avance aveuglément vers une réalité - ou une vérité ? - que la vie n'a jamais connue bien qu'elle en ait combiné tous les éléments et qu'elle en soit encore émue. Les mots bien évidemment ne sont que des mots mais capables de révéler, par quelque hantise, l'instant crucial dont chacun soupçonne l'existence. Sans doute doivent-ils ce pouvoir au fait qu'ils ne suffisent jamais, et que ce manque au lieu d'anéantir leur message y effectue une sorte de passe-passe exaltant entre la perte et le sens." (Bernard Noël, préface)

Il n'y a pas de représentation du plaisir. Les acteurs de la cavale déchirent l'écran obscur du désir non pour voir mais pour aveuglément jouir dans la trame qui les trame.


JACQUES ROMAN
La nuit tournoie passionnée

Je crus d'abord au ronflement d'une bête
c'était le ressac de la foule obèse
La nuit en était éclaboussée de déjections
son pont luisait de graisse rance
quand mon corps toucha l'autre nuit
une gerbe infiniment bleue l'accueillit

 

ALEXANDRE ROMANES
Paroles perdues

Adolescent, je me suis écrasé
comme un insecte sur la vitre :
je n'avais pas encore mesuré
la folie du monde.
Insouciant, j'ai escaladé le mur
pour courir dans les champs.
J'ai vu jaillir le sang
de mes mains encores tendres
sur le mur empli de tessons de bouteilles.

GERARD RONDEAU
Rebeyrolle

ou le journal d'un peintre

À propos de
La Mort de Sardanapale

... C'est un tableau somptueux, Sardanapale, avec des rouges... l'enthousiasme de la composition, d'un dynamisme extraordinaire, c'est ce qui, de prime abord, attire, et puis, en y regardant bien, on y trouve d'autres choses, et notamment, je t'en ai parlé, un dos de femme qui est un des plus beaux dos de femme qui n'ait jamais été peint; c'est là où ressort l'amour que Delacroix avait pour Rubens, et il en a fait sa chose à lui, c'est un dos sublime.


 

GERARD RONDEAU
Rebeyrolle
ou le journal d'un peintre

 

"Auparavant, à cöté des Delacroix qui sont toujours là, et ce Géricault, il y avait les Courbet, L'enterrement à Ornans, L'atelier, et c'était une filiation extraordinaire : je crois que l'on peut dire que c'est un des grands moments, sinon le grand moment de la peinture française. On retrouvait la grandeur de Sardanapale dans L'atelier, la même volonté de grandeur du Radeau dans L'enterrement, ça m'a beaucoup marqué, on ne peut qu'être frappé par l'ambition de ces tableaux."

Marc Ronet


MARC RONET

"J'ai eu l'occasion, il y a cinq ou six ans de connaître un cours de dessin qu'animait de son impulsion irrésistible Eugène Dodeigne. C'était à l'école Saint-Luc à Tournai. J'y ai vu un groupe de jeunes qui étonnait par son bouillonnement de recherches, sa verve parfois confuse, mais aussi une volonté acharnée de dépasser la facilité : le goût déjà de l'intensité et de la force. Marc RONET est un de ceux-là.
Depuis je l'ai vu souvent par voisinage et par amitié. J'ai toujours eu plaisir à voir son travaillait un peu comme un sillon.Travail qui aime aller en profondeur, qui aime le goût du réel et le réel. Sa recherche, semble-t-il, donne l'impression d'une tension très attentive, douce, têtue, pas facile mais simple, qui souvent débouche dans le résultat par quelque chose qui appartient au monde exigeant de la qualité : va-et-vient inlassable entre le motif et la peinture. Evidemment c'est la peinture qu'il cherche et pour un jeune, elle surprend, tant elle est déjà bonne sans facilité d'agréments. Mais je crois aussi qu'une « tête » de RONET c'est grâce à la peinture et à sa qualité qui vient des dons et du travail de l'artiste - quelque chose d'ajouté au monde - et je voudrais bien ne pas dire au monde de la peinture. Une de ces solides petites têtes, un de ces paysages épais de ciel et de terre. C'est vraiment nouveau, c'est ancien comme la vie, c'est rare et ça fait plaisir, c'est la seule excuse à mon bavardage." Eugène LEROY


Marc Ronet

HERNAN RONSINO
Lueurs de la pampa

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Gersende Camenen

"Prendre des photos, c’est s’immerger, pour toujours, dans un instant invisible. Et le révéler. C’est habiter le plus de mondes possible. C’est ainsi qu’Hélène conçoit la photographie."

"Je l’apprends par le Vieux. Il m’appelle tôt le matin à Buenos Aires et me dit, d’une voix fatiguée, que Pajarito Lernú est mort. Il me dit que c’est arrivé hier soir. On a retrouvé son corps dans un fossé, sur le chemin de terre qui conduit au cimetière. Au petit matin, deux policiers ont débarqué chez lui pour lui annoncer la nouvelle et lui demander de venir identifier le corps — l’un des deux flics était le fils de Cejas et il était ivre, semble-t-il.
Deux tarés, dit le Vieux, à cette heure-là, je les ai envoyés balader.
Mais une fois dans sa chambre, une angoisse insupportable l’a saisi, en pleine poitrine. Et il est resté là, à attendre que la clarté du jour entre par la fenêtre avant de m’appeler. Maintenant il me dit qu’il a besoin de moi. Et puis il me raconte, enfin, que, quelques heures avant de mourir, Pajarito Lernú m’a fait cadeau d’une vache. C’est un animal blessé, dit-il. Il l’a volé au Negro Soto."


JOAO GUIMARAES ROSA
Sagarana

"Pour que ce fut un jour de pluie, il ne manquait qu'une chose, qu'il tombât de l'eau. Un matin nuiteux, sans soleil, avec une humidité à vous poisser le dedans des vêtements. La montagne suintait la brume, douceâtre, et là-bas sur les cimes le temps devait être pire encore."


JOAO GUIMARAES ROSA
Diadorim

"Et la nuit , personne ne dormit vraiment dans notre cantonnement. Au matin, dans une éclaircie de soleil, il arriva. Un jour de trèfle à quatre feuilles."



JOAO GUIMARAES ROSA
Mon oncle le jaguar

"Hum, hum. Oui m'sieu. Elles savent que je suis des leurs. La première que j'ai vue et que j'ai pas tuée, ç'a été Maria-Maria. J'avais dormi dans la forêt, tout près d'ici, au pied d'un p'tit feu que j'avais fait. Au p'tit matin, je dormais encore. Elle est venue. M'a réveillé, elle me flairait. J'ai vu ces beaux yeux, des yeux jaunes, avec les petites taches jaunes qui flottaient, c'était bon, dans cette lumière... Alors j'ai fait semblant que j'étais mort, je pouvais rien faire. Elle m'a flairé, gniff-gniff, une patte en suspens, j'ai cru qu'elle cherchait mon cou. Un ouroucouera a piaulé, y avait un crapaud, coa-coa, les animaux de la forêt, et moi qui écoutais, et ça durait... J'ai pas bougé. C'était un coin calme paisible, et moi couché dans le romarin. Le feu s'était éteint, mais y avait encore une chaleur de cendres. Elle s'est même frottée contre moi, elle me regardait. Ses yeux se rapprochaient l'un de l'autre, ses yeux brillaient - une goutte, une goutte : l'œil sauvage, pointu, fixe, qu'elle vous plante, elle veut enjôler : elle le détourne plus."

GUILLERMO ROSALES
Mon ange

"On pouvait lire boarding home sur la façade de la maison, mais je savais que ce serait mon tombeau. C'était un de ces refuges marginaux où aboutissent les gens que la vie a condamnés. Des fous pour la plupart. Mais aussi des vieillards que leurs familles abandonnent pour qu'ils meurent de solitude et n'empoisonnent plus la vie des triomphateurs.

— Ici tu seras bien, dit ma tante, assise au volant de sa Chevrolet dernier cri. Il n'y a plus rien à faire, tu l'admettras."

OLIVIA ROSENTHAL
On n'est pas là pour disparaître

Toute la journée je suis enfermé avec des gens complètement idiots qui ne comprennent rien à ce que j'essaye de leur dire toute la journée à me démener pour sortir de là toute la journée entouré d'incultes qui me demandent de participer je suis plus à l'école dites le nom d'une fleur je suis plus un enfant et aussi le nom d'un fromage et aussi le nom d'un monument camembert c'est pas le nom d'un monument et d'une couleur camembert c'est pas le nom d'une couleur rouge c'est bien et le nom d une pâtisserie train ce n'est pas le nom d'une pâtisserie train faites encore un effort vous allez trouver paris-brest oui c'est ça j'aime pas quand ils me félicitent et le nom d'un pays je me souviens pas travailleurs de tous les pays pas tous juste un citez-en un camembert non je les emmerde moi camembert j'ai pas envie de répondre à leurs questions j'ai pas envie d'être encouragé j'aime pas l'école je les emmerde camembert camembert camembert et j'encule la psychologue de service je l'encule et je l'emmerde et quand je le lui dis elle répond juste que je suis pas gentil et elle continue de sourire pauvre folle

EVELIO ROSERO
Le carnaval des innocents
Traduction de l'espagnol (Colombie ) de François Gaudry

"Le gouverneur Cántaro et le général Aipe ne vont pas tarder à prendre des mesures, argumentait Matías Serrano. Ils ne vont pas vous permettre de faire ce qui vous chante de Simón Bolívar et encore moins sur un char de carnaval. Dans un livre, ce serait différent, personne ne lit ; mais, sur un char de carnaval, cela porte un nom : irrespect à l’égard du père de la patrie, et pour ces oiseaux-là c’est pire que de bafouer le bouclier, le drapeau et l’hymne national, trois personnes distinctes en un seul vrai dieu. Ce sera désastreux. Toute la loi sera mobilisée pour pulvériser votre char, vous enfermer, et, si vous insistez, vous infliger une raclée exemplaire."


EVELIO ROSERO
Les armées

Traduction de l'espagnol (Colombie ) de François Gaudry

 "Le silence de l’après-midi envahit le verger, se fait dur, secret, comme s’il faisait nuit et que le monde entier dormait. L’atmosphère devient irrespirable, il va peut-être pleuvoir ce soir, une sourde inquiétude s’empare de tout, non seulement de l’âme humaine mais des plantes, des chats qui guettent alentour, des poissons immobiles, c’est comme si on n’était pas chez soi, comme si on se trouvait en pleine rue, à portée de toutes les armes, sans défense, sans le moindre mur pour protéger le corps et l’âme. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Je vais mourir ? "

JACOB ROSS
Lire les morts

"J’ai marché jusqu’à la pension nommée Pension, située à un croisement nommé Croisement. Des yeux dans l’embrasure des portes de restaurants et de minuscules gargotes où on servait du poisson grillé ont suivi ma progression le long de la route en courbe. L’un des établissements s’appelait La Boîte d’Allumettes, et j’ai alors compris que sur Kara on donnait aux choses le nom de ce qu’elles étaient. Pas étonnant que Mlle Stanislaus n’ait pas su mentir. "

JOSEPH ROTH

JOSEPH ROTH
Une heure avant la fin du monde

1934 " Quel fourmillement dans ce monde, une heure avant sa fin ! Les ministres, ces garçons de course de l'Europe, courent d'un poste perdu à un autre et un malheur nouveau fleurit dans les ruines! Tous les États entretiennent entre eux des «relations amicales». Leurs relations amicales se limitent principalement à interdire à l'écrivain indépendant de traiter de maquignon le chef suprême d'un État, quand par hasard il en est réellement un ; elles reposent en outre sur le principe de la soi-disant « non-ingérence »,


JOSEPH ROTH
Job, roman d'un homme simple

" Il y a de nombreuses années vivait à Zuchnow un homme qui avait pour nom Mendel Singer. Il était pieux, craignait Dieu et n'avait rien d'exceptionnel, c'était un juif tout à fait ordinaire. Il exerçait le modeste métier de maître d'école. Dans sa maison, qui se composait uniquement d'une vaste cuisine, il transmettait à des enfants la connaissance de la Bible. Il enseignait avec une ferveur sincère et sans obtenir de résultats spectaculaires. Avant lui, des centaines de milliers d'hommes avaient vécu et enseigné de la même manière que lui."


JOSEPH ROTH
A Berlin

16 juillet 1924: "Timides et couverts de poussière, les brins d'herbe futurs croîtront entre des traverses de métal. Un masque de fer se pose sur le paysage.

27 octobre 1929 : "Il m'arrive plus d'une fois de prendre un cabaret pour un crématorium et de passer, avec le léger frisson que les accessoires de la mort ne manquent pas de provoquer, devant plus d'un édifice consacré en réalité au divertissement. De telles méprises auraient été impossibles précédemment. On pouvait alors au moins ramener par un biais quelconque la laideur, la lourdeur et l'échec à la beauté, à l'élégance et à une construction de bonne qualité."

 


5 juillet 1930 : "Berlin est une ville jeune, malheureuse et encore à venir. Elle a une tradition de caractère fragmentaire. Son développement, qui a connu de fréquentes interruptions et des changements de direction et d'orientation plus fréquents encore, est à la fois entravé et favorisé par des erreurs inconscientes et des tendances consciemment mauvaises - en quelque sorte favorisé au moyen d'entraves. Ce sont la malignité, l'inconscience et l'égoïsme de ses dirigeants, organisateurs et protecteurs qui, après avoir conçu les plans, y portent la confusion et les exécutent. Les résultats - cette ville a de si nombreuses physionomies, et qui changent si vite, que l'on ne peut parler d'un seul résultat - consistent en un fâcheux conglomérat de places, de rues, de casernes cubiques, d'églises et de palais. Une confusion bien ordonnée ; un arbitraire exactement planifié ; une absence de buts sous une apparence de finalité. Jamais encore autant d'ordre n'a été appliqué au désordre, autant de prodigalité à la parcimonie, autant de réflexion à la déraison, de système à l'absurdité. S'il peut y avoir de l'arbitraire dans le destin, c'est bien par une décision arbitraire du destin de l'Allemagne que cette ville en est devenue la capitale. Comme si nous voulions démontrer à la face du monde combien nos difficultés sont plus grandes que celles des autres ! Comme si notre histoire pleine de confusion et de déchirures avait manqué d'un dernier détail confus et déchiré ! Comme si nous avions été tentés de placer en tête de la funeste absence de plan de notre existence nationale un symbole de pierre édifié sans aucun plan ! Comme si l'on avait encore eu besoin de prouver que nous sommes le peuple le plus patient de la terre - ou bien, pour le dire de manière cruelle et en termes médicaux, un peuple masochiste. Comment, dans l'histoire de Berlin, absolutisme et corruption, tyrannie et spéculation, pratique de la bastonnade et usure foncière, cruauté et soif du profit, mascarade d'une rigoureuse correction et maquignonnage scabreux s'épaulent pour creuser les fondations et tracer les rues, comment la capitale de l'Empire allemand se constitue donc à partir de l'ignorance, du manque de goût, du malheur, de la méchanceté et de hasards rarement favorables. "

1 mai 1930 : Dans une grande ville comme Berlin, des sociétés anonymes sont en mesure de satisfaire simultanément les besoins en plaisirs de plusieurs couches sociales, d'entretenir la « mondanité » à l'ouest, d'organiser dans une autre partie de la cité les réjouissances d'une « moyenne bourgeoisie » et de pourvoir en « établissements de troisième ordre », dans la troisième, cette couche supérieure du prolétariat qui voudrait se faire elle aussi une idée du « grand monde ». Et de même que, dans un grand magasin, vêtements et denrées alimentaires sont soigneusement apprêtés et échelonnés en prix et en « qualité » pour chaque couche sociale, voire pour les couches intermédiaires avec leurs multiples nuances, de même les sociétés anonymes de l'industrie des plaisirs livrent-elles à chaque classe l'amusement qui lui convient et qu'elle supporte, la sorte d'alcool dont elle se trouvera bien et qu'elle peut payer, du Champagne et des cocktails au cognac, au kirsch, à la liqueur sucrée et à la bière de Patzenhof. En une seule nuit, où ma tristesse était si grande qu'elle me forçait à prendre part à la peine de ces hommes affamés de plaisirs issus de toutes les couches sociales de la métropole, je suis allé lentement des bars de la partie occidentale de la ville à ceux de la Friedrichstrasse, et de là dans les bars des quartiers nord pour aboutir dans les cafés peuplés par ce qu'on appelle le lumpenproletariat. Les schnaps devenaient de plus en plus forts, la bière plus claire et plus légère, les vins plus acides, la musique plus fausse et les filles plus grosses et plus vieilles. Oui, j'avais l'impression qu'il existait quelque part une puissance unique et impitoyable - évidemment une société anonyme - qui exhortait, avec une inflexible rigueur, le peuple tout entier à s'amuser la nuit, le corrigeait par la joie, en exploitant avec un soin extrême le matériel de cette joie, jusqu'au dernier reste utilisable.


JOSEPH ROTH
La Marche de Radetzky

Les Trotta n'étaient pas de vieille noblesse. Le grand-père avait été anobli après la bataille de Solferino. Il était Slovène et avait pris le nom de son village natal, Sipolje. Il avait été choisi par le destin pour accomplir une prouesse peu commune. Mais lui-même devait faire en sorte que les temps futurs en perdissent la mémoire.


JOSEPH ROTH
Hotel SAVOY

J'arrive à l'Hôtel Savoy à dix heures du matin. J'étais décidé à me reposer quelques jours ou peut-être une semaine. C'est dans cette ville que vit ma famille, — mes parents étaient des Juifs russes. Je voudrais obtenir des subsides pour continuer ma route vers l'ouest.
Je reviens de captivité; prisonnier de guerre pendant trois ans, j'ai vécu dans un camp de Sibérie, j'ai parcouru des villages et des villes russes comme manœuvre, journalier, gardien de nuit, porteur et aide-boulanger.
Je suis vêtu d'une blouse russe que quelqu'un m'a offerte, d'un pantalon court que j'ai hérité d'un camarade décédé, et chaussé de bottes encore utilisables, dont j'ai moi-même oublié la provenance.


JOSEPH ROTH
La Rébellion

Les baraquements de l'hôpital militaire numéro XXIV étaient situés en bordure de la ville. Du terminus du tramway à l'hôpital, il y avait une bonne demi-heure de marche pour un homme valide. Le tramway conduisait vers le monde, vers la grande ville, vers la vie. Mais, pour les pensionnaires de l'hôpital militaire numéro XXIV, le terminus du tramway était inaccessible.
Ils étaient aveugles ou paralysés. Ils boitaient. Une balle leur avait brisé la colonne vertébrale. Ils attendaient d'être amputés, ou étaient déjà amputés. La guerre était loin, très loin derrière eux. Ils avaient oublié le dressage, l'adjudant, le capitaine, la compagnie, l'aumônier, le jour anniversaire de l'Empereur, l'ordinaire, les tranchées, l'assaut. Eux avaient déjà fait la paix avec l'ennemi. Et déjà ils s'armaient pour une nouvelle guerre : contre la douleur, contre les prothèses, contre les jambes paralysées, les dos tordus, les nuits sans sommeil, et contre les hommes valides.

 

PHILIP ROTH

PHILIP ROTH
La tache

"Parfois, le samedi, je recevais un coup de fil de Coleman. Il m’invitait chez lui, sur l’autre versant de la montagne, après dîner, pour écouter de la musique, faire une partie de rami à un penny le point, ou bien passer une heure ou deux dans son séjour, à boire du cognac ; ainsi l’aidais-je à traverser ce qui était pour lui la soirée la plus pénible de la semaine. L’été 1998, en effet, cela faisait à peu près deux ans qu’il vivait seul dans la grande maison de planches blanche où il avait élevé ses quatre enfants avec Iris, sa femme, laquelle était morte d’une attaque du jour au lendemain, en plein milieu de la bataille qui l’opposait lui-même à la faculté depuis que deux de ses étudiants l’avaient dénoncé pour racisme. Il avait fait presque toute sa carrière à Athena. C’était un extraverti à l’intelligence aiguë, un homme de la ville, charmeur, main de fer dans un gant de velours, qui tenait du guerrier et du manipulateur, aux antipodes, en somme, du latiniste-helléniste pédant — comme le prouvait le club de conversation latine et grecque qu’il avait monté du temps qu’il n’était qu’un jeune assistant hérétique."



PHILIP ROTH
Némésis

Le premier cas de polio, cet été-là, se déclara début juin, tout de suite après Mémorial Day, dans un quartier italien pauvre à l'autre bout de la ville. Dans le quartier juif de Weequahic, au sud-ouest, nous n'avions entendu parler de rien, et nous n'avions pas non plus entendu parler de la douzaine de cas qui s'étaient déclarés ici ou là, sporadiquement, dans presque tous les quartiers de Newark sauf le nôtre.


PHILIP ROTH
Le rabaissement

Il avait perdu sa magie. L'élan n'était plus là. Au théâtre, il n'avait jamais connu l'échec, ce qu'il faisait avait toujours été solide, abouti. Et puis il s'était produit cette chose terrible : il s'était soudain retrouvé incapable de jouer. Monter sur scène était devenu un calvaire. Au lieu d'être certain qu'il allait être extraordinaire, il savait qu'il allait à l'échec. Cela se produisit trois fois de suite et, à la troisième, cela n'intéressait plus personne, personne n'était venu. Il n'arrivait plus à atteindre le public. Son talent était mort.


PHILIP ROTH
Indignation

Deux mois et demi environ après que les divisions bien entraînées de la Corée du Nord, armées par les Soviétiques et les communistes chinois, eurent traversé le 38e parallèle et pénétré en Corée du Sud le 25 juin 1950, et qu'eut débuté le calvaire de la guerre de Corée, je devins étudiant à Robert Treat, un petit collège universitaire du centre de Newark, qui portait le nom du fondateur de la ville au XVIIe siècle.


PHILIP ROTH
Le complot contre l'Amérique

C'est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n'y a pas d'enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n'avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n'étais pas né dans une famille juive ?


PHILIP ROTH
J'ai épousé un communiste

Ira Ringold avait un frère aîné, Murray, qui fut mon premier professeur d'anglais au lycée, et ce fut par lui que je me liai d'amitié avec Ira. En 1946, Murray rentrait tout juste de l'armée, où il avait servi dans la 17e division aéroportée à la bataille des Ardennes; en mars 1945, il avait fait le fameux saut par-dessus le Rhin qui marquait le commencement de la fin de la guerre en Europe. C'était à l'époque un type chauve, bourru, insolent, pas aussi grand qu'Ira mais charpenté et athlétique, dont nous sentions la présence au-dessus de nos têtes, dans un état d'éveil permanent.



PHILIP ROTH
Exit le fantôme

"Vous avez là tout ce dont vous avez besoin, dit-il. Ils sont adorables. Regardez-le. Ils vont vous procurer beaucoup de plaisir."
Il prenait tout cela extrêmement au sérieux, et je ne pus rien dire d'autre que: "C'est trop gentil à vous, Larry.
-Comment allez-vous les appeler?
-A et B.
-Non. Il leur faut des noms. Vous passez vos journées avec l'alphabet. Vous n'avez qu'à appeler Courto celui au poil court et Longo celui au poil long."


PHILIP ROTH
Ma vie d'homme

Tout d'abord, l'éducation protégée et choyée au-dessus du magasin de chaussures de son père, à Camden. Pendant dix-sept ans, le rival adoré de ce marchand de godasses acharné et à la tête près du bonnet (c'est tout, aimait-il à dire, un modeste marchand de godasses, mais attends un peu et tu verras), un homme qui lui donnait à lire Dale Carnegie pour rabattre son orgueil de jeune garçon et qui, par son propre exemple, encourageait et fortifiait son orgueil."

ROTHKO

Le réalisteur . Antonioni :"Vos tableaux sont comme mes films, ils parlent de rien...avec exactitude."

Rothko: "Je ne suis pas un peintre abstrait.
Je ne m'intéresse qu'à l'expression des émotions humaines fondamentales - tragédie, extase, mort et j'en passe - et le fait que beaucoup de gens s'effondrent et fondent en larmes lorqu'ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales."

Rothko: "Je pense à mes peintures comme à des pièces de théâtre; aux formes qui les composent comme à des comédiens. Elles naissent de l'exigence d'avoir un groupe d'acteurs capables de se mouvoir de manière théâtrale sans embarras et d'exécuter des gestes sans honte. Ni l'action, ni les comédiens ne sont prévisibles, ils ne peuvent pas être décrits à l'avance. Ils commencent comme une aventure inconnue dans un espace inconnu..."

JACQUES ROUBAUD
Quelque chose noir

...Quelque chose noir qui se referme. et se boucle. une déposition pure, inaccomplie.


JACQUES ROUBAUD
La bibliothèque de Warburg

"L'immensité numérique des évènements du monde auxquels j'ai assisté, assiste et assisterai est telle qu'ils ne peuvent pas tenir dans une de ces têtes humaines ou animales que je suis forcé d'emprunter. Ce n'est qu'en mes vies végétales, minérales ou ondulatoires que, il me semble, je les maîtrise à peu près bien; et encore."

ERWANN ROUGÉ

La page Erwann Rougé sur Lieux-dits

DIMITRI ROUCHON-BORIE
Le Démon de la colline aux loups

" Je me souviens que dans mon enfance quand j’ai pu sortir une fois et respirer la nature j’avais vu un cocon qui allait faire un papillon et je sentais que j’étais un cocon aussi mais pour une histoire qui serait salement moche et je m’étais pas trompé de beaucoup. "

 

JEAN-FRANCOIS ROULLIN

JEAN-FRANCOIS ROULLIN
Vocabulaire critique d'architecture

à l'usage des étudiants
et de ceux qui aspirent à le devenir

Version humoristique et courte, également lisible par ceux qui ne seraient ni l'un ni l'autre

"Poétique
La première, l'origine, est celle d'Aristote.
Celle de l'architecture serait dans ce qui distingue un ensemble de volumes organisés de façon purement fonctionnelle, de ces mêmes volumes assemblés dans « le jeu savant correct et magnifique » de la lumière, ou autre possibilité, qui pourraient nous faire toucher au sublime, au beau si ce mot ne fait pas peur.
L'architecture serait une poétique des espaces comme la littérature est une poétique des mots."

"Regard
Apprendre à regarder devrait être, dans chaque école, le premier travail demandé à l'étudiant en architecture à sa rentrée en première année. S'il n'apprend pas à regarder, donc à se poser des questions, donc à construire ses questions en réfléchissant, en étudiant, il ne fera que reproduire des solutions connues à des questions dont il ne comprendra pas qu'elles se posent de façon singulière pour chaque lieu, chaque demande.
Le problème qui se pose ensuite est de garder les yeux ouverts, non seulement à l'école mais tout au long de la vie.
Cette question ne devrait pas être spécifique aux étudiants en architecture car elle est sans doute aux fondements de l'intelligence."


VILLES ECRITES
Pierre Lassave, Jean-François Roullin...

Jean-François ROULLIN, Ville et architecture écrite : de L'auteur au lecteur.

"Aujourdhui, la constitution de la ville ou de l'architecture écrites en tant qu'objet permet de parler de champ identifié, où oeuvrent différentes disciplines. Les différents chercheurs, tout en légitimant ce champ, construisent et étudient cet objet du point de vue de leur discipline propre, par des approches sociologiques, géographiques, architecturales, littéraires, monodisciplinaires ou plus larges. Mais de ces approches, le lecteur est absent. C'est oublier qu'une œuvre est d'abord faite pour être lue par des non-spécialistes, que le premier destinataire nest pas le chercheur. L'article se propose d'introduire le lecteur dans le champ, comme sujet au travers de ses perceptions, et comme acteur parce qu'il est un des moteurs de l'histoire de la littérature. C'est alors non plus seulement se demander ce que la société dit à travers des textes, mais aussi ce qu'elle se dit à elle-même, dans le domaine de la ville et de l'architecture."


ALAIN ROUSSEL

La page Alain Roussel sur Lieux-dits

RAYMOND ROUSSEL

RAYMOND ROUSSEL
oeuvres
Mon âme.
Poèmes inachevés
La Doublure
Chroniquettes

"Ainsi je me rappelle un soir avoir soutenu pendant une heure devant quinze personnes que les perles blanches étaient plus rares que les perles noires.
Naturellement, tout le monde était après moi, je ne voulais pas en démordre.
Je confondais avec les merles."


RAYMOND ROUSSEL
Impressions d'Afrique

Vers quatre heures, ce 25 juin, tout semblait prêt pour le sacre de Talou VII, empereur du Ponukélé, roi du Drelchkaff.
Malgré le déclin du soleil, la chaleur restait accablante dans cette région de l'Afrique voisine de L' équateur, et chacun de nous se sentait lourdement incommodé par l'orageuse température, que ne modifiait aucune brise.
Devant moi s'étendait l'immense place des Trophées, située au cœur même d'Ejur, imposante capitale formée de cases sans nombre et baignée par l'océan Atlantique, dont j'entendais à ma gauche les lointains mugissements.
Le carré parfait de l'esplanade était tracé de tous côtés par une rangée de sycomores centenaires; des armes piquées profondément dans l'écorce de chaque fût supportaient des têtes coupées, des oripeaux, des parures de toute sorte entassés là par Talou VII ou par ses ancêtres au retour de maintes triomphantes campagnes.


RAYMOND ROUSSEL
L'allée aux lucioles
suivi de
JACQUES SIVAN
Les corps subtils aux gloires légitimantes

"Or, en 1769, l'été fut brûlant, et Frédéric le Grand, fuyant chaque soir l'air étouffant de ses salons, fréquenta l'allée aux Lucioles avec une assiduité particulière.
Rentré à Paris au début de la saison froide, Lavoisier, pour se désabsorber pendant les rares loisirs que lui laissait la chimie, fit un livre avec les mille souvenirs attrayants rapportés de son séjour à Sans-Souci parmi nombre d'hommes illustres en tête desquels brillaient Voltaire et Pigalle.
La dernière page écrite, comme il hésitait fort entre plusieurs titres dont aucun ne le satisfaisait, il s'aperçut que la majeure partie de ses récits avait pour cadre l'allée aux Lucioles, lieu habituel des longues causeries nocturnes d'où venaient presque tous les éléments de son volume ; aussitôt il adopta joyeusement pour la couverture le nom poétique de la fameuse allée de........"       

 

LAURINE ROUSSELET

LAURINE ROUSSELET
Hasardismes

J'envoie des mots en l'air. Ils tirent du dehors la surprise de l'illimité à entrevoir la soif de vivre.

 


LAURINE ROUSSELET
L'été de la trente et unième

Ce qui dispose à faire de nous une histoire, c'est notre capacité à mourir en route et à se réparer à la liberté au fil du cheminement. Et je pense à tous ceux qui sont derrière leurs barreaux et qui trouvent ces mots sans bon sens. Mais penser, c'est piquer au vif le songe d'un seul instant. Tout ce qui dépasse la tragédie du réel crache ainsi sur les notions d'identité et d'appartenance qui n'existent que pour les fichiers d'Etat! Se vouer à tout perdre jusqu'à crever le tabou du bonheur utopique, voilà la constante qu'évoque la folie d'écrire. En vertu du secret, je répare tout ce qui a comploté derrière mon dos à le blesser pour mieux me pousser à naître. Je jette tout ce qui tremble de piétiner. Je chéris tout ce qui pleure d'avancer. La différence se nomme la traversée ...

VALERIE ROUZEAU

La page Valérie Rouzeau sur Lieux-dits


MATHILDE ROUX
VIRGINIE GAUTIER
paysage augmenté#1

"Jour 1

Territoire Un, notre point de départ.

Parcouru quelques rues dans la soirée. Maisons basses. Rares autochtones.
Leurs vêtements couleur sable ou papier se fondent dans le paysage.
S’il n’y avait partout cette poussière on croirait une banquise. Or c’est un banc de sable sédimenté, solide.

Vent nul, érosion infime."

"Jour 28

Duplicité qui fait que chacun est la vérité de l’autre.
Nous nous regardons parfois fixement pour nous arrimer à quelque chose. Ou, partant ensemble, nous allons de dérive en dérive.

N’étant jamais très loin.
Non plus trop près.

Cherchant peut-être l’espace qui appelle l’autre."

CLAUDE ROYER-JOURNOUD
Les objets contiennent l'infini

 

C'était il y a longtemps, nous longions paisiblement la côte quand l'horizon devint dangereux. Fendant la terre. Trouant le réel... C'est dans une ligne que se résout cette énigme. C'est dans une ligne que tombe la mer et que disparaît le vertige. La perte de l'équilibre était dans l'horizon. C'était il y a longtemps. Ainsi devraient commencer tous les récits.

...Ma tête ne retient plus le temps. Se souvient seulement de l'objet. Dans un vide. Ne plus savoir. Entre la désignation et l'ordre muet. La menace. Que de couleurs dispersées dans la perte! Comme si ne plus parler jetait une tache aveugle sur les mots écrits.


si peu de place

du bruit
descend dans le poignet

"la lumière passe d'un milieu à l'autre"

on s'approche

la terre recouvre le drap

 

cela se prépare lentement
on voit le jour
quand il se tourne vers le mur
rien
le sommeil dans la bouche

 

EMMANUEL RUBEN

EMMANUEL RUBEN
Sur la route du Danube

"Il n'y aurait rien d'autre à dire sur cette morne journée nuageuse à travers la platitude agro-industrielle de la Bavière - je pourrais décrire les mâts de cocagne plantés au centre des villages, ou le goût de la tarte aux quetsches, car il n'y a rien à raconter sur les habitants : nous ne croisons que des fantômes, chaque patelin se tapit sous terre et fait le mort à notre approche. Non, il n'y aurait rien d'autre à dire sinon que nous avons croisé, à la sortie d'Ingolstadt, dans la forêt, un cerf.
Croisé, c'est peu dire. Pendant quelques instants, nous avons fait face à un cerf. Il a suspendu sa course à travers les fourrés et s'est planté devant nous sous son immense ramure. Un instant, il nous a regardés, nous, les animaux des villes, sous ses bois ramifiés comme des rivières. Et son œil a versé une larme, comme s'il avait peur ou pitié de nous, lui, le roi du Danube qui sait traverser le fleuve à la nage. Mais je ne saurais dire qui avait le plus peur ou pitié de l'autre, du cerf ou de l'homme. Il y a une terreur partagée entre tous les animaux, et c'est cette terreur que peignirent dans leur grotte, avec leurs doigts, les hommes de Lascaux. Croiser le regard d'un cerf, c'est croiser le regard d'un roi et se sentir soudain nu, tueur, animal. Alors j'ai pensé à Chambord, aux massacres de cerfs qui brament encore dans la nuit, j'ai pensé aux chasses présidentielles - à cette phrase d'un chasseur, on ne dit pas tuer mais prélever -, j'ai revu les biches éventrées sur un tapis de verdure : un jour, je serai peut-être végétarien comme Élisée Reclus, l'anarchisme commence par le refus d'infliger cette violence à ses congénères, le refus d'exercer le pouvoir de tuer mais aussi le refus d'être en toutes choses maître et possesseur, le refus d'exercer sur la Terre et sur les non-humains - animaux, végétaux ou minéraux - qui la peuplent un droit de propriété. "


"Suarès, réduit au silence et à la misère, n'aura plus qu'à fuir la Milice et la Gestapo pour sauver sa peau. Si certaines pages sont datées, d'autres nous font signe, à près d'un siècle d'intervalle, comme une lueur inquiète et malicieuse, dans la nuit sans fin des bibliothèques :
« L'affreux danger de l'Europe, aujourd'hui qu'elle est régie par des policiers tout-puissants et sans vergogne, des souverains à la Machiavel ce sont des sbires triomphants, la plus basse espèce de dictateurs que le monde ait connus depuis cent ans. Ils font des plans et ils gouvernent à la façon du Prince. Ils se règlent sur les maximes du Secrétaire florentin ; et leurs adversaires, les proies qu'ils guettent, sont assez niais pour ne jamais s'en souvenir. »


EMMANUEL RUBEN
Terminus Shengen

"Sur les quais de Novi Sad
le train freine en accordéon dans le brouillard
c'est un vieux train yougoslave
venu de Bucarest ou de Sofia, venu d'Istanbul ou de Salonique
un vieux train rouillé qui tortille vers le nord
à travers les ors vieillis de l'arrière-automne
dans l'air cruel et frisquet d'un matin d'octobre
sur la carrosserie de la locomotive on devine encore les
symboles du monde d'hier..."


EMMANUEL RUBEN
La ligne des glaces

"J’ai la trouille. Je le sens – il est grand temps de faire demi-tour. Je marche encore un peu dans le sable. À l’horizon, il y a comme une ligne droite, une rayure nette, qui lacère de part en part la dune – verdoyante au-delà de cette ligne, d’un ocre pâle en deçà. Foulant les replis de cette arène sans fin en direction de la lagune, l’œil rivé sur l’horizon palé de voiles blanches qui jouent à un drôle de manège entre les banderilles de joncs et les bosses de sable – apparaissant, disparaissant – j’aperçois tout à coup, hissé au loin sur une balise, en plein milieu de la lagune, un pavillon rouge. La frontière ? "


EMMANUEL RUBEN
Sous les serpents du ciel

"Il m’est revenu en mémoire dès que j’ai cru le voir apparaître sur l’écran du moniteur, avec sa poire en pleine mire. J’ai zoomé. Les pixels se sont précisés. Au début, j’ai vraiment cru le voir avancer vers nous. J’ai cru reconnaître sa casquette pied-de-poule qui lui donnait un petit air de Gavroche apeuré. J’ai cru voir ses longs tifs s’agiter dans le viseur. J’ai eu le sentiment qu’il me regardait. Qu’il était bien ce gamin nous suppliant de ne pas tirer en levant les mains en l’air. J’ai cru un instant qu’il était ressuscité. Qu’il revenait sur terre pour exiger l’éclaircissement de cette affaire. Pour obtenir un procès en bonne et due forme. Walid Al-Isra, oui, le révolté au cerf-volant, comme ils disaient là-bas. Cette graine de terroriste qui nous aura bien roulés dans la farine. Cette petite frappe que le monde entier nous accuse d’avoir pulvérisée. Ce petit malin qui passait son temps à nous narguer avec ses soi-disant cerfs-volants. Cet enfant de putain qui faisait enrager mes hommes lorsqu’il brouillait les ondes, larguait des tracts et nous dictait ses messages. Je croyais pourtant l’avoir oublié. Seulement, ce n’est pas facile d’oublier le visage d’un enfant."

 


Un matin d’automne, au milieu du XXIe siècle, près d’une vieille ville orientale, quelque part entre la mer et le désert. Les premiers pans du grand barrage qui sépare les Îles du Levant se fissurent. Pendant la chute du mur, quatre hommes prennent la parole à tour de rôle et imaginent le futur. Mais leur passé les rattrape car tous se souviennent de la mort de Walid, un adolescent qui, vingt ans auparavant, faisait voler son cerf-volant au-dessus de la frontière lorsqu’il fut assassiné dans des conditions mal élucidées. Chacun, selon son point de vue, raconte l’histoire de ce jeune révolté. Mais la voix de Walid se mêle peu à peu à celle des quatre narrateurs, pour dire le vrai sens de sa révolte. Des chœurs de femmes l’accompagnent dans cette quête, chantant la tristesse et la beauté d’une terre écartelée, où les hommes n’ont jamais fait que promettre la guerre et profaner la paix.

LUIZ RUFFATO
Remords
Traduction du portugais (Brésil) de Hubert Tézenas

"Il faut que je boive de l'eau . Je traverse des rues de terrains vagues, de buissons secs, sans croiser âme qui vive, juste un cheval maigre qui observe l’après-midi de ses yeux tristes. Au loin, je distingue la place da Estação, l’anarchie de la ville. Aux arrêts d’autobus, des femmes agitent des éventails improvisés, le front luisant, les corps las. Des pavés monte une vapeur qui brûle les jambes et déforme le paysage. J’entre dans un snack, commande une bouteille d’eau, la débouche, bois la moitié d’un seul trait. Je demande le prix, mets une main dans la poche arrière de mon pantalon, prends mon portefeuille, vois du coin de l’œil la photo de Nico, paye, sors, mes mains tremblent, mon corps tangue, mes pieds s’enfoncent dans les eaux miasmatiques des marais à Rodeiro, je heurte de la hanche un étal débordant de caleçons, “Trois pour le prix de deux !”, crie le jeune marchand, j’ai failli le renverser, je m’excuse, continue à marcher, somnambule, en butant contre des choses et des gens, ignoré par certains, insulté par d'autres, et je me retrouve sur l'avenue Astolfo Dutra où je m'affale sur un bancde ciment, à l'ombre des licanias."


LUIZ RUFFATO
Brésil 25

"C’est ce pays – la septième économie mondiale – de plages paradisiaques, de forêts édéniques, de carnaval, capoeira et football, qui occupe la troisième place parmi les pays les plus inégaux du monde, avec la violence, la prostitution enfantine, le manque de respect des droits de l’homme et le mépris pour la nature ; c’est ce pays immense, beau et complexe, injuste, riche, dur, intransigeant, qui transparaît dans les récits que voici…"

 " La production littéraire brésilienne dessine une mosaïque saisissante d’une réalité complexe. Il n’y a pas une littérature brésilienne mais des auteurs singuliers. Les 25 écrivains réunis dans ce recueil ont commencé ou consolidé leur carrière à partir des années 90. Ils représentent le Brésil de l’après-dictature, leurs histoires dressent le portrait de l’imaginaire d’un pays contradictoire et paradoxal, au moment où il émerge sur la scène internationale comme puissance politique et économique, et comme synonyme de corruption et de violence urbaine. "

  Marçal AQUINO, Fernando BONASSI, Beatriz BRACHER, Eliane BRUM, Chico BUARQUE, Bernardo CARVALHO, Ronaldo CORREIA DE BRITO, Andréa DEL FUEGO, Daniel GALERA, Luisa GEISLER, Milton HATOUM, Michel LAUB, Paulo LINS, Adriana LISBOA, Adriana LUNARDI, Patrícia MELO, Cíntia MOSCOVICH, José LUIZ PASSOS, Rogério PEREIRA, Luiz RUFFATO, Carola SAAVEDRA, Tatiana SALEM LEVY, Paulo SCOTT, Cristovão TEZZA, Paloma VIDAL.


Milton Hatoum (Traduction de Michel Riaudel) : "Une fois par mois ils allaient au marché de la rue Mouffetard, histoire d’alléger un peu le mal du pays en sentant et goûtant les fruits qui les ramenaient de l’autre côté de l’Atlantique, ou en bavardant avec les Africains, les Antillais et les Latinos. Bárbara tolérait ces discussions limitées au marché, mais elle ne supportait pas la fréquentation des expatriés et des exilés, pas plus que celle des Français qui critiquaient la violence au Brésil et omettaient le colonialisme en Indochine et en Afrique, le génocide algérien et la France du maréchal Pétain. Lázaro l’approuvait, mais ses amis voyaient les choses autrement : comment éviter amertume et révolte quand la barbarie s’emparait de l’Amérique latine ? Il était normal que ses amis et lui en fassent le centre de leurs conversations. Elle ne répondait pas, et il mettait ce silence sur le compte de la jalousie de Bárbara envers Laure ou Francine. "

 

CARLOS RUIZ ZAFON

 

CARLOS RUIZ ZAFON
Les lumières de septembre

Paris, 1936

Ceux qui se souviennent de la nuit où est mort Armand Sauvelle jurent qu'un éclair pourpre a traversé la voûte du ciel, traçant une traînée de cendres embrasées qui s'est perdue à l'horizon ; un éclair que sa fille Irène n'a pas pu voir, mais qui par la suite a hanté ses rêves des années durant.
C'était par un petit matin d'hiver, et les vitres de la salle numéro quatorze de l'hôpital Saint-Georges étaient voilées d'une fine pellicule de givre qui dessinait des aquarelles fantomatiques de la ville dans les ténèbres dorées de l'aube.


CARLOS RUIZ ZAFON
Le palais de minuit

Calcutta, mai 1916

Peu après minuit, une grosse barque émergea de la brume nocturne qui montait de la surface du Hooghly comme la puanteur d'une malédiction. À l'avant, sous la faible clarté projetée par une chandelle agonisante fixée au mât, on devinait la forme d'un homme enveloppé dans une cape en train de ramer laborieusement vers la rive lointaine. Au-delà, à l'ouest, dans le quartier du Maidan, les contours de Fort William se dressaient sous une couche de nuages de cendre à la lumière d'un suaire infini de lanternes et de foyers qui s'étendait à perte de vue. Calcutta.

 


CARLOS RUIZ ZAFON
Le Prince de la Brume

Jamais, malgré le passage des ans, Max n'oublia cet été où, presque par hasard, il découvrit la magie et ses maléfices. C'était en 1943, et les vents de la guerre dévastaient impitoyablement le monde. À la mi-juin, le jour même où Max fêtait ses treize ans, son père, horloger et aussi inventeur à ses moments perdus, réunit tous les membres de sa famille dans le salon et leur annonça que ce jour était le dernier qu'ils passaient dans ce qui avait été leur domicile durant les dix dernières années. La famille allait déménager sur la côte, loin de la ville et de la guerre, dans une maison au bord de la plage d'une petite localité sur le rivage de l'Atlantique.


CARLOS RUIZ ZAFON
Le jeu de l'ange

Un écrivain n'oublie jamais le moment où, pour la première fois, il a accepté un peu d'argent ou quelques éloges en échange d'une histoire. Il n'oublie jamais la première fois où il a senti dans ses veines le doux poison de la vanité et cru que si personne ne découvrait son absence de talent, son rêve de littérature pourrait lui procurer un toit sur la tête, un vrai repas chaque soir et ce qu'il désirait le plus au monde: son nom imprimé sur un misérable bout de papier qui, il en est sûr, vivra plus longtemps que lui.

JUAN RULFO
Pedro Paramo

Je suis venu à Comala parce que j'ai appris que mon père, un certain Pedro Pàramo, y vivait. C'est ma mère qui me l'a dit. Et je lui ai promis d'aller le voir quand elle serait morte. J'ai pressé ses mains pour lui assurer que je le ferais ; elle se mourait et j'étais prêt à lui promettre n'importe quoi. " Ne manque pas d'aller le trouver, m'a-t-elle recommandé. Il porte tel prénom et tel nom. Je suis sûre qu'il sera content de te connaître. " Dans ces conditions, il a bien fallu lui dire que je n'y manquerais pas, et, à force de le lui répéter, j'y étais encore après avoir, non sans peine, détaché mes mains de ses mains mortes.
Auparavant, elle m'avait encore dit :
" Surtout, ne lui réclame rien. N'exige que notre dû. Ce qu'il me devait et ne m'a jamais donné... L'oubli dans lequel il nous a laissés, fais-le-lui payer cher, mon enfant.
— Je le ferai, maman. "

PAOLO RUMIZ
La légende des montagnes qui naviguent

"Un coq saluant le soleil depuis le Péloponnèse, de montagne en montagne son cri strident, éveillant d’autres bêtes à plumes, pourrait parcourir des distances inimaginables, enregistrant sur le plan acoustique toutes les ondulations du terrain. Patrick Leigh Fermor, un des plus grands écrivains voyageurs du XXe siècle, le démontre dans un mémorable essai de géographie visionnaire. Le chant se propagerait dans toutes les directions, survolant archipels et montagnes, bras de mer et vallées, jusqu’aux portes des océans. Une des lignes directrices de cette répercussion sonore serait très certainement les Alpes et les Apennins, ce « S » majuscule qui indique, sans aucune solution de continuité, le cœur du monde euro-méditerranéen. Le cocorico des coqs grecs serait répété par leurs frères le long de la dorsale chahutée des Alpes dinariques, à pic sur l’Albanie, le Monténégro et la Dalmatie, puis par ceux des Alpes orientales, sur la ligne de partage des eaux du Bassin danubien, pour atteindre ensuite les basses-cours de Nice et poursuivre son chemin, au prix d’une spectaculaire pirouette, vers les villages en amont de Gênes, avant de descendre, à cheval entre deux mers, jusqu’au seuil de la Sicile, toute rougeoyante de volcans. [...] Aujourd’hui que mon voyage est fini, je sais que derrière chaque inondation, chaque sécheresse, chaque situation d’urgence climatique, il n’y a pas seulement l’effet de serre, mais la guerre systématique que le pouvoir livre aux régions les plus vitales, celles qui sont capables de maintenir en vie le territoire et d’empêcher sa dévastation finale."

"C’est l’heure où la mer Tyrrhénienne se gonfle et passe en force entre Scylla et Charybde, forme un fleuve écumant qui pénètre dans la mer Ionienne.
Le courant est si violent que, de temps à autre, il arrache des profondeurs des poissons monstrueux pour les abandonner sur le rivage.
Une voile passe au large. Elle a la même vitesse que l’écume.
On dirait qu’elle est immobile."

LUIGI DI RUSCIO
La neige noire d'Oslo

"C'ÉTAIT LA DÉSTALINISATION et l'insurrection de Hongrie, les chars d'assaut tirent sur les ouvriers et me voilà, en plus de toutes les privations, sans parti, pas le moindre travail en vue, mes poésies avaient fait de moi un véritable « sujet de moquerie et de récréation », nous étions au bord de l'effondrement et j'étais prêt à commettre n'importe quel délit pour aller en prison où j'aurais pu enfin écrire en paix, un bon coup de marteau dans les vitrines du Corso, des armées d'Italiques émigraient vers tous les coins du monde et il aurait été très étrange que parmi tous ces gens un poète de Fermo n'émigrât lui aussi, dans une usine métallurgique."